la traaace
Quand les pieds ne sont plus sur du dur, quand le corps tangue, comment se comporte l'écriture ? Cet atelier propose d'écrire avec les sensations de houle, de flottement, avec un regard panoramique non seulement sur la mer actuelle, mais également sur d'autres plus personnelles. A chaque mer, sa contrainte : rimes, fragmentés, sans points comme une vague qui jamais ne se casse. A chacun de choisir sa contrainte pour mieux coller à ce qu'il a envie d'évoquer. Isabelle Kanor
Si tu étais une vague ?
Il y en a qui serait une vague à l’âme, à la Okuzaï, une vague floue, l’écume... D’autres seraient la vague atlantique, une lame scélérate, une vague pour surfer. Omer, lui, serait une vague filante. Et c’est ainsi, à bord du Salpé, que nous avons filé sur la Caraïbe, cette mer qui allait porter nos mots et nos corps.
10h. Nous disons adieu à la terre ferme. Direction Miklon. Parce qu’il faut aller loin, loin pour approcher les rivages de l’Endedans, cette île désertée par la raison, les logiques, les formatages, le Corbeau et le Renard. Ecrire, c’est d’abord se débarrasser de son costume de Mr-le-prof, Mr-le-fils, se dessaper des regards, de ce qu’en penseraient les autres, de comment aurait fait tel autre. Ca prend du temps et parfois toute une vie, sinon plus, d’atteindre son île déserte.
On déplore l’absence de 3 membres de l’équipage.
10h30. Au large de Saint-Pierre, le moteur se tait. Reste le silence. A peupler de joies, de paroles simples, de chansons débiles. Le bourg n’est plus qu’un vague truc resté sur le ponton. Le passé aussi. La mer sait comment attraper par les pieds le quotidien, le train-train, les soucis, les dimanches ordinaires et les noyer.
On déplore 1 feuille de papier à la mer.
l'oeil de la Traaace
11h ?? Chacun a écrit ses mers. Le papa qui partageait une tête de chadon en 4, la maman en maillot orange, la pétrolette des Trois-Ilets, la Casamance, une baleine, cette mer-ci qui vire du bleu à l’émeraude, du clair au jaune-lahar…
On dénombre une tortue à la mer et des poissons volants.
XXh ? La trotteuse s’est arrêtée. La mer noit le temps. Nous sommes mouillés de vent ! la feuille de Vincent n’est plus qu’un amas froissé. Les mots s’y lisent en transparence. Ce qui est bien quand on écrit au bic, c’est que même mouillée, l’encre reste sèche. Comme les Pampers. Le Salpé ne fait de saltos mais des bonds. On pousse des AAAHH ! S’amuser à avoir peur comme un enfant.
On déplore 1 chapeau à la mer.
XXh ? Ilet La Perle en vue ! Le capitaine s’approche près, tout près. Le rocher se dresse immense, imprenable. Il paraît que les oiseaux y nichent. Nous lisons un extrait de l’empreinte à Crusoé de Chamoiseau. La mer tangue. Toucher terre après un temps en mer est une expérience fabuleuse.
L’anse Levrier est inaccessible. Marche arrière. L’Anse Couleuvre est trop peuplée. On accoste plus loin pour écrire sur soi-solitude et sur celui qui vient la rompre.
On déplore la présence de sauvages à terre.
13h45. On quitte l’Anse. Le capitaine a chargé Louwen de s’occuper de l’ancre. Le jeune homme se révèle être un parfait moussaillon. Nous écrivons, cueillons le soleil... Mais le temps noyé refait surface. Omer doit récupérer 2 hommes à Grand-Rivière pour les ramener à St-Pierre. Nous, nous devrions déjà être rentrés. On fait quoi ? Omer y va seul et nous récupère au retour ? Pas question de se diviser. On y va tous.
On dénombre 1 équipage à la mer, 1 dinosaure qui s’abreuve près de la côte et 1 ermite qui vit dans une grotte de l’anse Dufour.
14h17. Grand-Rivière ! En avril dernier, nous avions fait un atelier dans le bourg : Coup de foudre à Grand Rivière. En attendant les 2 hommes, nous lisons nos textes sur le canot amarré au port. Le capitaine est sur le ponton. Il grille une cigarette et prend la blague avec un collègue.
Nous repartons sans les 2 hommes.
XXh ?? Le Scalpé longe la côte en fendant les eaux. Les Anses défilent à nouveau. Les choses ne sont jamais les mêmes quand on change de point de vue, de sens de lecture. Faudrait regarder la vie à l’envers pour en apprécier tous les contours.
Avarie. Le moteur s’arrête comme un vieil homme qui rend son dernier souffle dans son sommeil : sans râler. Le joint s’est coupé. Il faut réparer. Omer sort ses outils. Nous sortons nos bics.
Nous déplorons un léger malaise parmi les passagers : Hermence a du mal à dealer avec le roulis.
16h moins. La panne est réparée et Hermence requinquée. Nous reprenons le chemin du retour, tous bleus de mer.
Nous déplorons encore un chapeau à la mer.
Conte, rendu by manzelKa
l'oeil de René
LE TEXTE DE L'ATELIER
Saisi sur le vif par Isabelle pendant que les écrivants lisaient leurs textes, le texte de l'atelier est composé uniquement de bribes des phrases glanées dans les lectures des participants.
Salut ô merveille sans commérages ! Mère patrie amérindienne, une mère à la mer. Ô mère ne porte aucun secret. Je dérive. J’ondule au milieu des bleus, l’incommensurable absence. Une bouteille à la mer, l’encre marine s’efface, je ne veux rien laisser. Vous me voyez amer –l’amertume du mérou, émergé, merdeux ! Je souhaiterais voyager comme Omer.
Il est 14h, nous partons vers l’île-sœur. Ma mère en maillot : « fait la sieste ! ou tu n’iras pas nager ! » J’irai en mer ce matin. Le poisson sera beau. Il voit la vague sous la peau de cette mer-là. Casamance, un horizon liquide. Ca éclabousse ! Corps serrés dans le canot. J’ai pas peur. La peau de la vieille femme avance vite. L’eau avance vite. Wopso ! C’est dehors que ça déboussole. C’est dedans le gout du sel, indélébile, indélébile. J’ai pas peur.
Tu manges l’azur, tu es là, droite. Consolation. Tes vagues hurlent. Toi qui a décidé de dévorer cette côte, tu sais bien que tu t’apaiseras. Tout s’effiloche. Il est 14h, nous partons vers l’île-sœur. J’ai 10 ans, à l’Anse à l’âne. Chaque mouvement de vagues m’intéresse. Des bancs de poissons. Un chapeau à la mer. Je suis là, j’ai pied mais j’apprends à flotter, éprouver seule l’apesanteur et les baleines déportées. La mer me porte. Bleu vert. Je suis dans un entre-deux de couleurs sans ligne de partition. La mer fait taire les mots. La mer fait terre. L’eau se ride, les oiseaux fuient. L’eau est froide, le marin fuit. Un berceau solitaire, la mer veille. Incertitude de ce que tu seras fait demain.
Cette trace n’est pas la mienne. Et si ce n’était rien que moi ? Solitude ? Moi ? Mon pas n’est pas ce pas. L’empreinte est fine, une femme, une caresse intime… Je suis le roi de ce monde ! Sous les mahoganis, j’irai tordre les fils de ma vie.
Incrédulité. Je regarde l’ilet La Perle, sabot de la Diablesse. Ce n’est pas un zombi. Voilà 20 ans que j’arpente. Je rêve d’hier. Mais voilà l’œil de l’homme. L’homme n’est pas le bienvenu. L’homme doit partir. Que fais-tu sur mon île ?
Je me morfonds, n’écrivant plus que sur le sable. Je veux garder les sources.
Je suis un bleu qui se délave, qui se tâche.
Je suis un bleu qui n’est pas un bleu. Méfiez-vous des apparences ! Je suis un bleu qui voulait être vert sous les vagues.
Je suis un bleu qui fait mal mais que la mer dissout. Je suis un bleu qui est mots.
Je suis un bleu qui ne sait rien des couleurs, qui désire la vague qui jamais ne se casse.
Je suis un bleu. J’ai demandé à Omer d’être maitre de mer.
Je suis un bleu qui illumine les fonds marins. Un turquoise lumineux.
Je suis un bleu salvateur.
Je suis un bleu qui me ressemble. Je suis le bleu de la mer.
extraits des œuvres lues pendant la trace
Fabienne Kanor, HUMUS (Gallimard 2006)
St John Perse, AMERS (Gallimard 1957)
Alex Roy-Camille, Ô IlLIENS, Ô ANTILIENS
(Madiana Ed. 1989)
Patrick Chamoiseau, L’EMPREINTE A CRUSOÉ (Gallimard 2012)
Et pour voguer plus loin
Derek Walcott, LE ROYAUME DU FRUIT ETOILE (Circé 1979)
Edouard Glissant, PAYS RÉVÉ PAYS RÉEL
Daniel Maximin, SOURCES.
in : L’invention des Désirades (Points 2009)
Alain Landy, MES PLAGES DE ZÉPHIR.
in : Traversée de la poésie guyanaise (Ed. Ame.c 2004)
animatrices
Isabelle Kanor
Véronique Kanor
conceptrice
Isabelle Kanor
Le Labo des Lettres