la traaace
La théorie du chaos-monde de Glissant présente l'idée d'un monde de confrontement des possibles et des infinis. Loin d'être une notion purement intellectuelle, cette théorie s'éprouve intimement jusque dans le corps. Cet atelier a pour but de mettre en pratique, en mouvement et en expériences la pensée de l'auteur de la Poétique de la rélation Isabelle Kanor
Si tu étais Dieu...
Je souhaiterais être humain / Je serais bleu tendre / J’abolirais le mot pessimisme /Je répandrais des fleurs / Je demanderai au Soleil de rester perché jusqu’à la fin de l’atelier / Je me mettrais au boulot … et puis il y a Sylvia qui refuse l’hypothèse d’être Dieu. Elle dit « Je suis Dieu ! » Décidément, les gens de Kanakie ne font rien comme tout le monde ! Et c’est ainsi, avec une certitude, plein de belles résolutions et des vœux pieux que nous sommes entrés dans le Lorrain.
Ce dimanche-là, le Lorrain, c’était le centre du monde, l’illustration du chaos-monde de Glissant. Ce chaos qui, loin d’être synonyme de cata, est au cœur même de sa poétique. Le Grand Bonhomme écrit « Rien n’est plus beau que le chaos. » S’il le dit…
C’est bien de marcher avec Glissant dans la tête. On se sent moins bête ! On regarde les choses moins bêtement ! On écoute la ville moins bêtement ! On est yonn a lot moins bêtement.
Dans la cage d’escaliers d’une cité, debout à tenir les murs comme des zinutil vénères qui voudraient défoncer les boites aux lettres, on a débattu le monde, on l’a chahuté dans de grands éclats de rire et de voix, à coups de post-it avant de rentrer en soi-même, en silence. Presqu’en paix. Quand soudain, voici qu’elle surgit dont-ne-sait-où cette twingo-qui-se-prend-pour-une-soirée-de-carnaval. Elle freine à notre hauteur. La sono hurle Tjenbé rèd pa ladjéy ! Tjenbé rèd pa ladjé ! Du Glissant… en plus populaire, quoi ! Le passager-avant a sorti tout son corps par la fenêtre et il se secoue, possédé par le rythme. Moment de chaos, pierre lâchée plouf dans l’eau calme de nos textes. Françoise éclate de rire. Frénésie dans l’air ! Cette cité est bellement chaotique avec ses gens qui vivent à fond ! Sur la pelouse, une voisine a planté un pied de prunes cythère et en cueille les fruits. « Avant, on faisait du jus avec les feuilles. » Sur le parking, des femmes et un bébé font leurs affaires. Nous, on squatte les bancs fait-maison pour faire notre écriture.
En bas du morne, nous attendent le bodlanmè et des Canadiens sakado qui partagent avec nous un moment d’écriture. Dans un square envahi par les herbes et le vent, nous glissons nos listes de petites choses qui… est venu l'instant MP. Mystique Poétique. Sur des feuilles de raisins de mer, nous avons marqué les maux dont nous voulions nous défaire pour 2018. Chacun sa feuille, un bouquet pour tous ! que Marie a jeté à la face de l’océan. Qu’il l’avale, qu’il noie nos chagrins, qu’il hurle nos désirs, qu’il nous ébranle, qu’il nous émeuve, qu’il nous tienne par les tripes, qu’il mette KO nos bobos et nous rendent nos chaos plus beaux ! Tjenbé-y, pa ladjéy ! Glissant, t’as raison : on va tjenber chaos-la rèd !
Conte, rendu by manzelKa
LE TEXTE DE L'ATELIER
Saisi sur le vif par Isabelle pendant que les écrivants lisaient leurs textes, le texte de l'atelier est composé uniquement de bribes des phrases glanées dans les lectures des participants.
Je divague dans le bourg, dans ton monde chaotique.
Nous nous taisons, engloutis. La tête en l’air, la mère fière chantait « Tout la riviè ka desann an lan mè », la mer déchainée, la source qui coule derrière les derniers vestiges de maisons vides. Pourquoi ne puis-je te voir, âme de la ville ? Je viens de parler de fratricide perfide. Dans les rues du Lorrain en émoi, tout est possible : maisons noires côtoient mangos de janvier. Totem effrayant, la case effrayante résiste. Les humains se concentrent, délassent le temps qui passe.
J’ai rencontré un escalier aspirant de l’intérieur.
Le Lorrain, ville de mon père, ville du chaos. Où suis-je ?
Me voici réveillée par le bruit d’une sono, bruit de vagues. Je suis sans défense mais entière. Se retrouver le temps quand ça ne va pas, chacha, bwa dèyè. Petites choses qui rayonnent dans ma conscience du moment, qui me rendent si belle, qui me rendent forte, merveilleusement amoureuse, ivre. Qui me rendent inaudible.
Chaque chemin est nécessaire, les choses bougent, les gens bougent.
C’était un chemin qui me brise, que je caresse, qui m’éveille en secret, me donne du plaisir.
Être humain.
Je veux des soleils permanents, emmener les enfants vers le positif. Oui tout est possible ! Je veux l’essentiel, être ce que je suis déjà, humble beauté pour déposer la paix retrouvée. C’est pour cela que je suis avec toi face au chaosssss de ce monde. Je veux créer un monde à moi. Je veux.
extraits des œuvres lues pendant la trace
ÉDOUARD GLISSANT, Poétique de la relation (Gallimard 1990)
MONCHOACHI, Partition noire et bleue Lémistè 2
(Ed. Obsidiane 2012)
AIMÉ CÉSAIRE, Maillon de la Cadène, in Cadastre
(PointS 1961)
SIMONE HENRY-VALMORE, Dieux en exil
(Gallimard 1988)
Textes puisés dans l'Anthologie de la poésie haïtienne contemporaine (Points, 2015)
LYONEL TROUILLOT, Nous sommes des villes disparues
KETTLY MARS, Résistance
COUTECHÈVE LAVOIE AUPONT, De la main des dieux
animatrices
Isabelle Kanor
Véronique Kanor
conceptrice
Isabelle Kanor
Le Labo des Lettres
photos
Nadia Amory Burner