Je me souviens de Lucie
Je me souviens de Lucie,
mais aussi des autres,
des arbres au nom créole,
des cases,
des murmures de l’eau qui s’écoule lentement.
Je me souviens des histoires,
des légendes et des contes qui animent encore ces mornes et vallées.
Yolande
Quelle douleur, quel dilemme l’a poussée à sauter ce précipice vert sans pardon ? Faudrait-il croire que les hommes aient encore moins de pardon, de compassion, de générosité ? Tenait-elle, en elle, un enfant "sans père" ? Évidemment qu’il en avait un, de père. Était-ce la faute originelle d’un Dieu qui ne pardonne pas les enfants des femmes libres mais qui laisse leurs pères pénards dans un silence couard ? Je ne peux que supposer, chercher dans les caves d’une dite civilisation ce qui pousserait une femme à ne pas vouloir affronter le monde seule avec son enfant. Les regards désapprobateurs, le bannissement de la famille. Beaucoup plus difficile à vivre dans un petit village d’il y a bien années que sous la protection de l’anonymat d’une grande ville ce qui fut le cas de la naissance de ma fille, Abéo, celle qui apporte le bonheur en Yoruba. La légitimité du mariage ou l'absence du tel a poussé combien de femmes à la mort ? Les queues de persil. Les porte-manteaux et le saut dans le précipice aux verdures chatoyantes…
Les douleurs subies par Lucie cabossée de mille bosses, dégringolant de pierre en rocher furent sans doute plus affreuse que celles de l’enfantement.
Et dire que Lucy fut, est la mère de toute notre humanité au cœur de l’Afrique.
Comme nous en sommes loin !
Cécile
Je me souviens de Lucie
Femme forte et fragile à la fois !
Femme aux mille voix
Voix qui l’assaillent
Voix qui la blessent
Voix qui l’obligent à la noirceur
Lucie, elle voulait être libre.
Cette vie-là lui était insupportable
Trouver un lieu vivant, un lieu vibrant, tel était son but.
Pour cette liberté tant recherchée, cette fuite peut-être…
Quitter cette vie-là, vite, vite mais pas n’importe où.
Cette nature, oh oui cette nature apaisante, et pourtant effrayante.
Que faire ? Rester ? Partir ?
Ce lieu chargé de rires, de moments joyeux mais aussi de peine
D’incompréhension, de frustration, de colère, de tristesse, de rancœurs
De jalousie, d’abus…
Oh oui, c’était trop pour elle, il faut en finir !!
Bel écrin de nature, elle t’a choisi pour l’emporter dans un endroit
Où ces voix ne la poursuivront plus
Entre terre et eau !!!
Magnifique nature !
Véronique A.
Sous le manguier
Je me souviens de Lucie
Fil de poussière
En larmes sur le visage
Elle flotte à la surface des choses
Elle imagine son nom
Qui résonne aux oreilles de la lune ouverte
Maîtresse des lieux
Lucie, la source intarissable du passé
Raconte l'histoire
Celle d'être mal née
Je me souviens de Lucie
C'était une nuit sans nom
C'était une nuit sans lune
Le rocher
La pierre qui glisse sans fin
Sans faim
Je me souviens de Lucie
Et de moi aussi
Ma langue vous révélera
La folie d'être
Sortir de ma peau blessure
Sophie
"STOP, elle a dit, Arrêt.
Il m’a dit non. Ils m’ont dit. Elles m’ont dit C’est mal, c’est malélivé, Lucie, tu es perdue…
Et puis mon frère aussi, et puis mon père, sans parler du voisin, et puis l’autre aussi, tous ces regards, depuis-depuis… trop longtemps.
Et puis voilà que toi, tu arrives…
Maintenant…
Tu gonfles en moi, un peu plus chaque jour, comme si tu ne savais pas que non, que ce n’est pas possible…. Je ne peux plus…. Comme si toi aussi, tu testais un peu plus mes forces…
Je ne peux pas te laisser venir…
Je n’ai plus la force
Je n’ai plus l’envie…. Et puis, tu sais, si lourd, la vie…
Ce n’est pas vrai que les gens pardonnent… L’esprit de famille, le partage, l’amour des nôtres, tout ça, c’est bon pour les prêches du dimanche. La vie, en vrai, c’est survivre.
Chercher bien mâlement des souvenirs de bonheur, et le reste du temps, s’épuiser à donner, à rassurer, pour finalement prendre des roches en retour.
Je pars."
Emmanuel
Je me souviens de Lucie
Tous les jours harassée par le travail.
Les mornes à monter, les mornes à descendre, les mornes à monter.
Le linge que l’on tape, la peau que l’on frappe.
Ton secret ! Tu l’as livré au cœur creux du manguier
Mais le vent l’a répété alentours.
Alors,
Tu es venu un jour
Avant le tintamarre des femmes et des enfants
Au bord de la ravine.
Alors,
Tu as plongé tes mains dans la source
Tu t’es appuyée sur l’arbre séculaire
Et tu as su !
Tu as su ta vie fardeau !
Alors,
Pierre de tristesse
Tu t’es laissée rouler
Au bas du morne
Les yeux vers la mer.
Christelle, au bord de la ravine entre la source et le ruisseau
Il n’est pas rare de trouver un corps mort sur la plage. Le pêcheur ne s’en émeut qu’à peine. Les gendarmes sont vite appelés, les rapports vite rédigés. Tout aurait pu être plié, et avant midi encore, - Font chier ces nègres… – si ce n’était ce ruban de sang. Roulant, collant, il suit une trace. La-loi a beau la suivre, la trace ne semble pas vouloir s’arrêter. Elle traverse désormais la route fraîchement creusée entre la Rivière Pilote et le Marin…
Ô Lucie, dans la clarté relative de la pleine lune, je te vois. Au bord de ce précipice maintes fois prudemment évité, tu t’élances sciemment. Les lianes te retiennent un temps puis renoncent sous le poids de ton ventre désespéré. Ta chute, que nul gommier n’arrête, s’encanaille. Tu rebondis, t’écrases, mais repars. Les lambeaux de ton corps n’émeuvent nulle gravité. Dans cette forêt si vierge alors, rien, non rien n’a pu te retenir !
Mais ton sang répandu a ouvert la trace.
Je me souviens de Lucie qui a choisi le cœur du quartier pour jeter hors d’elle sa vie. Reproche amer laissé à la mémoire de tous, chaque jour, chaque heure renouvelé, chanté par la source.
Mais elle aimait le quartier, Lucie, car le quartier, c’est la famille. Elle a épargné la source, Lucie, qui a choisi l’autre versant de la ravine, pour voyer descendre son corps.
Suspendre son corps, rouler sa peau, gratigner ses os. Ô Lucie ! As-tu seulement vu le Rocher, la mer miroir et la femme couchée ? Quel désespoir t’a possédée ? Est-ce Manman Dlo qui t’a charroyée de la rivière à la mer ? Et dans quel dessein ?
Le ventre de la vallée t’a accouchée morte, naissance funeste de celle qui n’eut pas le cœur à donner la vie.
Camille